Comprendre la violence sexiste à l’ère du néolibéralisme
Tithi Bhattacharya
7 mars 2014
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Dans cet article, Tithi Bhattacharya se propose d’historiciser et donner une compréhension d’ensemble à la progression des crimes sexistes dans le monde depuis la crise économique. Mettant à profit les intuitions et les hypothèses du féminisme marxiste, elle expose les liens complexes entre l’idéologie de la tradition, les difficultés d’accès au produit social et les stratégies du capital à l’ère du néolibéralisme.

Commençons par cette scène : un homme blanc nu poursuit, dans les couloirs d’un hôtel hors-de-prix situé à Manhattan, une femme noire sous-payée, demandeuse d’asile, dans le but de la forcer à avoir une relation sexuelle avec lui. L’homme, vous l’aurez compris, est alors le directeur du Fonds Monétaire International (FMI), et l’homme politique français, Dominique Strauss-Kahn. La femme, qui a alors 33 ans, est bien Nafissatou Diallo, femme de chambre de l’hôtel où résidait Strauss-Kahn, et qui cherche alors asile aux États-Unis loin de sa Guinée natale, une ancienne colonie française.

Bien que toutes les accusations de viol et d’agression qui pesaient sur cet ancien chef du FMI aient été abandonnées, il a eu à en payer ce qu’on peut considérer comme un prix fort – ceci incluant, parmi bien d’autres choses, sa démission et un dédommagement financier conséquent versé à Mme Diallo. Justice a-t-elle été alors rendue ? La réponse à cette question devrait préoccuper tout•e révolutionnaire marxiste en cela qu’une véritable cartographie de la dépossession se dessine entre ces deux figures, et c’est bien le but de cet article que de la tracer1.

Cette scène devrait constituer un symbole de notre temps. Elle est iconique en cela qu’elle fige cet instant où la distinction entre l’individu•e et le soci(ét)al s’évapore, et où les individu•e•s – l’homme blanc nu aisé et la femme noire sous-payée – apparaissent comme les parfaites allégories du soci(ét)al.

Nul besoin de le dire, la puissance représentative de l’image de Strauss-Kahn agressant Diallo sous-tend le pouvoir actuel qu’exercent des institutions financières telles que le FMI sur des pays du Sud tels que la Guinée. Des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, la stratégie de relance keynésienne a été démantelée de façon systématique, à la faveur d’un nouveau régime d’accumulation. Cette nouvelle séquence, qu’on a choisi d’appeler a posteriori et à juste titre « néolibéralisme », a destitué, selon les termes de Nancy Fraser, « la vieille formule consistant à “utiliser la politique publique pour dompter les marchés” », et a institué un nouveau processus politique utilisant « les marchés pour dompter les politiques publiques ». Dans des pays comme celui dont Nafissatou Diallo a émigré, la Guinée, ce processus a pris la forme de programmes d’ajustement structurel, imposés par le FMI et la Banque mondiale, où la dette est pour ces pays « comme un fusil posé sur la tempe2 ».

Quand ils abordent le néolibéralisme, les analystes habituels ont tendance à focaliser leurs discussions sur certains secteurs de l’économie formelle – pour la plupart, des sphères économiques sur lesquelles les gens ordinaires n’ont que peu de prise. Selon ce récit, les changements survenus au sein de l’économie mondiale depuis les années 1980 semblent se réduire au fonctionnement des marchés financiers et aux CDS (Credit Default Swap). En tant que marxistes révolutionnaires, notre conception du capitalisme ne se limite pas à l’analyse d’une série de phénomènes économiques, mais l’envisage comme un système intégré de rapports socio-économiques. Nous interprétons le néolibéralisme comme une stratégie spécifique menée par le capital dans l’après-guerre – une stratégie qui a une histoire plus riche et des conséquences plus vastes que la vente et l’achat de produits dérivés.

Dans un récent texte paru dans International Socialism Journal3, Neil Davidson aborde l’histoire du néolibéralisme dans toute sa profondeur et sa complexité. Cet article décrit avec précision les processus souvent contradictoires qui ont donné lieu à la constitution du néolibéralisme comme stratégie « politico-économique » menée par les « avant-gardes » de la classe dominante (telle que Margaret Thatcher en Grande-Bretagne) en réponse à la crise de profitabilité du milieu des années 1970. Il montre que le néolibéralisme a été à la fois :

Au cours des quatre décennies couvertes par l’analyse de Davidson, il n’est pas rare de constater que les politiques des gouvernements élus à travers le monde n’ont pas toujours coïncidé avec les nouveaux besoins de la restructuration néolibérale du capitalisme. Du point de vue du système, il était devenu nécessaire qu’émergent des avant-gardes politiques de la classe dominante  – ceux que Davidson appelle des « anti-Lénine » – et qu’elles remportent des confrontations de classe au sein de leurs économies nationales. Bien qu’il ait fallu du temps et quelques ajustements à la marge, la politique économique, la stratégie politique, et l’idéologie néolibérales sont devenues hégémoniques entre 1973-1974 et l’effondrement financier de 2008 :

Une fois que l’ordre néolibéral a été mis en place aux États-Unis et imposé aux institutions économiques transnationales qu’ils dirigent, son modèle a acquis une force cumulative : dans  les pays développés, la nécessité de concurrencer les États-Unis a forcé les autres pays à adopter les formes organisationnelles qui semblaient avoir donné jusque là l’avantage économique aux Nord-Américains, tandis que les pays du Sud ont dû accepter les conditions des institutions créancières – restructurer les économies sous des auspices néolibérales – pour obtenir des aides et des financements4.

Si le récit de Davidson n’aborde pas directement le caractère genré du néolibéralisme, il n’évoque pas moins, par une série d’observations affûtées, l’individualisation de la vie sociale opérée dans ce nouveau système. En premier lieu, il note que les services publics n’ont pas été abandonnés par l’État mais « reconfigurés » de telle manière que la petite enfance ou le troisième et quatrième âge ont été « progressivement […] transférés de l’État vers la famille – ce qui signifiait généralement vers les femmes –, par le biais d’arrangements “informels” soumis par la suite au contrôle des services sociaux. » Plus spécifiquement, dans l’optique de ce que j’aimerais avancer, Davidson nous rappelle à la suite des sociologues Richard Wilinson et Kate Pickett que le potentiel effondrement des rapports sociaux est l’une des conséquences non désirés du caractère inégalitaire de l’ordre néolibéral.

Bien qu’il n’y ait pas de volonté gouvernementale derrière ce phénomène, l’affaiblissement de la cohésion sociale, l’accroissement de la violence, des grossesses juvéniles, de l’obésité, de la toxicomanie […] sont les conséquences inattendues de la nouvelle répartition des revenus5.

Cet article entend développer cette hypothèse. Comment les politiques néolibérales et l’idéologie qu’elles charrient ont-elles affectées les rapports de genre ? Peut-on considérer la violence sexiste comme un produit – souvent érigé en idéologie et en politique par la classe dominante – de processus socio-économiques ? Dans les pas de Davidson, dès lors que nous envisageons la consolidation de l’ordre néolibéral comme fragmenté et irrégulier dans l’espace (entre les États-Nations) et le temps (des années 1970 à nos jours), il est important de souligner que le sort des rapports de genre suit cette trajectoire combinée mais inégale. Cet article cherche à fournir les grandes lignes d’un cadre de compréhension des relations entre genre et politique économique, et non une prise en compte historique détaillée de pays ou de politiques spécifiques. Les éléments clefs de l’argumentation sont :

Premièrement, ces quatre décennies de néolibéralisme ont engendré une réelle escalade des crimes sexistes dans la plupart des pays. La crise financière de 2008 a exacerbé ce qui constituait déjà un sérieux problème ; nous ne pouvons plus faire comme si de rien n’était et les militant•e•s révolutionnaires doivent entamer une réflexion critique sur ce problème.

Deuxièmement, en tant que marxistes, il n’est pas suffisant pour nous de décrire les effets de l’intensification en cours de ces violences : nous devons en fournir une explication.

Troisièmement, le capitalisme, quand il fait face à une crise, s’efforce de trouver une solution qui passe par deux biais étroitement liés : (a) en essayant de restructurer la production, comme on peut en juger par les mesures d’austérité (b) en tentant de réorganiser la reproduction sociale, comme en témoignent la volonté de renforcer les identités de genre et le recyclage des idéologies sur la famille « ouvrière ». Si l’on veut comprendre cette simultanéité et cette unité dans la restructuration du capitalisme, alors nous devons revisiter l’analyse marxiste de l’oppression des femmes qui se voit abordée de meilleure façon par le cadre analytique proposé par la théorie de la reproduction sociale.

 

La reproduction sociale comme cadre d’analyse

La reproduction sociale est un concept clef de l’économie politique marxiste en ce qu’il permet de montrer en quoi « la production des conditions matérielles d’existence et la production des êtres humains eux-mêmes s’inscrivent dans un même processus d’ensemble.6 » Selon Marx, le travail humain est la source de toute valeur (au sens économique). Lise Vogel, une importante théoricienne féministe de la « reproduction sociale », définit la force de travail à la suite de Marx comme « une capacité incorporée à un être humain, qui peut prendre une forme indépendante de l’existence physique et sociale de ce dernier7. » Dans les sociétés de classe, les classes dominantes parviennent à exploiter la force de travail – et sa capacité à produire des valeurs d’usage – à leur profit. En même temps, les « supports » de la force de travail sont des êtres humains – ils tombent malade, se blessent, vieillissent, finissent par mourir et doivent donc être remplacés. De ce fait, il est nécessaire qu’existe un processus permettant de reproduire la force de travail, de répondre à ses besoins quotidiens et de la renouveler sur le long terme.

Bien que Marx ait considéré la reproduction de la force de travail comme une dimension centrale de la reproduction de la société, il n’a pas rendu compte de toutes ses implications. Vogel propose d’énumérer les trois types de processus par lesquels s’opère la reproduction de la force de travail dans les sociétés de classe :

La théorie de la reproduction sociale est dès lors essentielle pour comprendre des aspects majeurs au fonctionnement du système :


  1. Je souhaite remercier ici Snehal Shingavi, Ashley Smith et Bill V. Mullen pour leurs précieux commentaires sur les premières versions de ce texte [] 

  2. Nancy Fraser, Fortunes of Feminism (London: Verso, 2013), p. 218. [] 

  3. Neil Davidson, « The Neoliberal Era in Britain: Historical Developments and Current Perspectives », International Socialism, n° 139, Juillet 2013. [] 

  4. Ibid. [] 

  5. Cité in Ibid. [] 

  6. Meg Luxton, “Feminist Political Economy in Canada and the Politics of Social Reproduction,” in Kate Bezanson, Meg Luxton (coord.), Social Reproduction: Feminist Political Economy Challenges Neo-Liberalism, McGill-Queens University Press, Toronto, 2006, p. 36. [] 

  7. Lise Vogel, « Domestic Labor Revisited », Science and Society, vol. 64, n°2, été 2000, p. 156. []