Pour une théorie concrète de la transition : pratique politique des bolcheviks au pouvoir
Robert Linhart
27 mars 2017
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La NEP est le plus souvent envisagée comme un pis aller, un recul de la révolution soviétique. Pour toute une tradition, au contraire, il s’agit d’un moment de renouveau de la stratégie de transition vers le socialisme. Dans ce texte inédit datant de 1966, Robert Linhart faisait le bilan de cette séquence mouvementée. Plusieurs années avant les colossales Luttes de classes en URSS de Charles Bettelheim, Linhart faisait le constat que la NEP fut une période d’importantes luttes de classes, notamment sur le plan des politiques économiques. Au diapason des grands énoncés de la Révolution culturelle chinoise, Linhart présente le dernier combat de Lénine comme une tentative de révolution dans la révolution, révolution culturelle qui visait à renforcer la capacité politique ouvrière dans toutes les instances de contrôle, dans tous les rapports idéologiques. Linhart rappelle ainsi la centralité d’une authentique politique d’hégémonie, menée par les subalternes, dans la perspective d’une transformation révolutionnaire.

On sait que Lénine a attaché la plus grande importance à démontrer, à plusieurs reprises, que le communisme de guerre avait été une erreur et que cette erreur avait été imposée au pouvoir bolchevique par les conditions objectives de la lutte des classes et la stratégie de l’adversaire, du capitalisme. Si l’on prend le parti d’analyser une phase de transition réelle non du point de vue de la sociologie subjective mais du point de vue du matérialisme historique, il importe au premier chef de prendre cette proposition au sérieux et d’en voir les deux aspects: quiconque n’analyserait pas correctement les conditions objectives qui ont imposé l’erreur verserait dans une rêverie rétrospective et idéaliste, jugerait abstraitement et subjectivement la transition en question, en s’interdisant de rendre compte de sa spécificité du point de vue de la causalité et du déterminisme ; en 1922, Lénine refusait aux mencheviques le droit de critiquer le régime du communisme de guerre, quoique le contenu de cette critique fût celui-là même qu’avançaient les bolcheviques, parce qu’ils niaient, et avaient toujours nié, la nécessité de cette erreur et que, ne reprenant qu’un aspect de l’analyse dialectique de Lénine, ils en déformaient le sens et l’intégraient à leur thèse fondamentale – à savoir que la révolution d’Octobre était un monstre qui n’eût jamais du voir le jour, l’enfant prématuré d’un mode de production non développé :

… les exhortations qu’articulent Otto Bauer et les dirigeants de la IIème Internationale et de l’Internationale II 1/2, et les mencheviks et les socialistes révolutionnaires, tiennent à leur propre nature. « La révolution est allée trop loin. Nous avons toujours dit ce que vous dites aujourd’hui. Permettez-moi de le répéter encore une fois. » Nous répondons : Permettez-nous, pour cela, de vous coller au mur1.

Inversement, ne pas voir que la politique qui a objectivement résulté des conditions de lutte, du rapport de forces, et des deux stratégies en présence, doit être caractérisée, du point de vue de la stratégie révolutionnaire, comme une erreur, c’est se condamner à universaliser comme nécessaire des conditions spécifiques, s’interdire en dernière analyse d’élaborer une théorie générale de la transition qui soit une construction normative et non un simple enregistrement d’événements réels, et qui puisse permettre de tirer véritablement parti de conditions objectives plus favorables, si elles viennent à se présenter à un autre moment de la transition en question, ou d’une autre transition concrète ; c’est également, lorsqu’un tournant stratégique est devenu indispensable, s’exposer à n’en pas voir la portée :

Les camarades Stoukov et Sorine se sont beaucoup lamentés, disant : voilà qu’on nous parle d’erreurs, mais ne pourrait-on pas s’abstenir d’inventer des erreurs ? Bien sûr, si l’on invente des erreurs, c’est une chose tout à fait mauvaise. Mais si l’on élude les questions pratiques comme le fait le camarade Gonikman, on a absolument tort. Il a prononcé tout un discours sur ce thème : « Le phénomène historique ne pouvait pas prendre une autre tournure que celle qu’il a prise. » Voilà qui est absolument incontestable ; nous l’avons tous appris dans l’a b c du communisme, dans l’ a b c du matérialisme historique et dans l’ a b c du marxisme. (…) Avec mes exemples, j’ai voulu justement montrer que le fond de la question est celui-ci : la reconnaissance de l’erreur a-t-elle à présent une portée pratique ? Faut-il actuellement changer quelque chose après ce qui s’est produit, et s’est produit inévitablement2 ?

On peut considérer que le communisme de guerre a été une erreur et que la collectivisation a été une erreur. Le communisme de guerre vu de 1921, la NEP vue de 1929 et la collectivisation vue de 1956. Ce point de vue est légitime si on en saisit l’aspect objectif, si l’on voit l’enchaînement concret des conséquences comme le développement historique complexe des luttes de classes et des stratégies antagonistes. À vrai dire, les remarques de Lénine s’appliquent à toute la transition soviétique, dans la mesure où elle s’est développée dans des conditions objectives extrêmement défavorables : l’erreur du communisme de guerre s’est répercuté sur le stade suivant (la NEP), que l’on peut analyser comme une anomalie inverse par rapport au capitalisme d’État comme ligne générale, et encore sur le stade ultérieur (« stalinien ») qui a hérité de cette accumulation de contradictions du début de la Révolution – comme d’une partie de la structure sociale tsariste, au niveau idéologique et administratif en particulier.

La lutte des classes n’a pas cessé de se développer pendant toute cette période, sous les formes les plus diverses (nous indiquerons plus loin une partie de celles qui ont caractérisé la NEP), et toute la structure sociale apparaît tout au long du début de la transition, comme un immense équilibre, plus ou moins stable, de rapports de forces et de tendances antagoniques.

Nous n’avons pas la prétention, dans ces quelques pages, d’analyser l’ensemble de ces chaînes de causes et d’effets, et de fournir une explication de la tournure propre de la transition soviétique. Nous nous contenterons d’indiquer, à titre de repère, et de norme, les principaux régimes économiques – essentiellement des variantes du capitalisme d’État – que le pouvoir soviétique a tenté d’implanter en Russie, et, plus précisément à propos de la NEP, de mettre en regard certains aspects concrets du développement de la lutte des classes et des formes réelles avec les grands traits de la théorie stratégique mise en œuvre.

Obstacles à la connaissance concrète de la formation sociale en transition : principes d’analyse.

Si une formation sociale stabilisée présente un certain nombre de facteurs d’homogénéité qui facilitent une caractérisation univoque (domination assurée d’un mode de production, ajustement de toutes les instances à cette domination, pénétration généralisée de l’idéologie de la classe dominante, osmose entre la conscience sociale spontanée de la masse et les superstructures juridiques, etc.), il n’en est pas de même dans le cas d’une formation sociale en transition : pendant toute une période de bouleversements, on voit s’affronter en une lutte aiguë pour la domination plusieurs modes de production (certains mêmes qui avaient été subordonnés par un mode de production supérieur reprennent vie et expansion, favorisés par la désorganisation et les catastrophes matérielles ainsi la renaissance du petit capitalisme marchand quand une structure monopoliste est désarticulée par la guerre civile, ou même le retour de zones entières à l’autoconsommation et au troc) ; cette lutte entre modes de production se spécifie et se diversifie aux différents niveaux de la structure (la victoire politique d’un mode de production n’assurant pas immédiatement sa victoire économique, de même qu’une prépondérance idéologique d’un mode de production peut être brisée militairement ou administrativement au niveau des expressions organisationnelles) et s’émiette dans la diversité des conditions locales. La structure sociale en transition apparaît dans ces conditions comme un champ infiniment complexe d’adéquations rompues, de convexions brisées ou déformées de rapports inversés, comme une mosaïque de formes diverses, parcourue et secouée par des ondes de choc antagoniques (les formes d’affrontements entre modes de production).

Plus expressément, on peut suggérer comment se manifeste cet émiettement, cette diversification, à l’époque d’une révolution sociale : d’innombrables événements surviennent, d’innombrables rapports se développent, qui non seulement ne sont pas sous le contrôle de la direction politique et sociale, ne lui sont pas soumis, mais souvent même sont à peine connus d’elle; on est impressionné de voir à quel point les dirigeants bolcheviques en étaient souvent réduits, vis-à-vis de la campagne, de la quasi-totalité du pays, à la position d’explorateurs ou d’enquêteurs, réunissant bribes par bribes les éléments d’un tableau d’ensemble toujours mouvant.

Cet obscurcissement (par multiplication et exacerbation des antagonismes et des contradictions) de la dominante nous contraint à la prudence dans les tentatives de systématisation, et engage à ne pas éliminer trop rapidement de la construction théorique des phénomènes qu’un premier regard pourrait juger atypiques.

Il va de soi que je ne suggère pas ici que la multiplication des discordances et l’émiettement des formes réelles produisent finalement une formation globale « inqualifiable ». Ce serait renoncer à toute analyse et dénier à la formation sociale en transition son statut de structure. Il y a dans toute structure une dominante ou des dominantes et si nous avons ici un système plus complexe de structures articulées (ou relativement désarticulées), chacune d’elles est susceptible d’une caractérisation aux différents moments du développement de l’ensemble. J’indique simplement les obstacles auxquels se heurte, dans le cas des phases de transition, la détermination des dominantes :

– ce type de structure sociale est par excellence le lieu des seuils dont le franchissement se traduit, pour une partie ou même pour un élément, par un changement de la nature de la détermination principale (l’instance dominante se déplace : politique, militaire, économique, idéologique ; les rapports de force se modifient, etc.)

– et si l’on tente d’arrêter l’analyse à un moment donné du développement des contradictions, la caractérisation de la structure réelle (non du type d’organisation que le pouvoir tente d’implanter) se heurte aux innombrables formes d’obscurcissement, de dissimulation des rapports de production, de mondes économiques clandestins, qui sont les produits ou les armes d’une âpre lutte de classes.

Une difficulté supplémentaire intervient pour l’analyse de la NEP, de son développement réel: la mort de Lénine a interrompu la théorisation systématique de l’histoire soviétique et diminué son intelligibilité pour nous. Jusqu’en 1923, Lénine a toujours – du moins à chaque tournant, à chaque déplacement important – caractérisé la résultante du rapport de forces et analysé les différentes combinaisons spécifiques des cinq modes de production existant en Russie qui se sont successivement opérées : mars 1918 et la nécessité du regroupement entre les deux modes de production les plus progressifs techniquement (socialisme et capitalisme de monopole), le communisme de guerre et l’isolement économique forcé d’un mode de production contre les autres, printemps 1921 et alliance limitée de tous les modes de production sur une base non marchande, automne 1921 et la retraite supplémentaire qui finira par assurer une certaine dominance économique du petit capital marchand. Or, à partir de 1923, c’est-à-dire pour la plus grande partie du stade que nous étudions, on ne saisit plus au même degré, dans l’explication par les dirigeants bolcheviques de leur pratique politique, cette théorisation vigoureuse de chaque moment actuel dans sa spécificité, et de chaque tournant (sinon pour le passage de la « restauration » à la « reconstruction », qui n’est pas à proprement parler un déplacement dans le rapport des forces, et pour 1928).

Je vais essayer, pour présenter la formation sociale du temps de la NEP, de combiner trois types d’analyse (indispensables, je pense, pour toutes les phases de transition) :

un inventaire, qui à certaines conditions peut constituer une véritable analyse.

– Un principe de combinaison des différents modes de production en présence – analyse des « systèmes économiques cohérents », pour reprendre l’expression de Lénine, et des systèmes économiques dont la cohérence est extra-économique (militaire, ou politique).

Une périodisation

1. J’entends par inventaire – qui, systématique, peut constituer une analyse de la structure réelle – la description de parties de la formation sociale, ou d’ensembles de faits solidaires à un niveau quelconque de la structure, que je crois être en leur principe typique de toute phase de transition en général, étant entendu que chaque phase et chaque moment d’une phase en constituent une organisation d’ensemble spécifique et différenciée ; peuvent entrer dans cette catégorie :

– les différents types d’inadéquation entre rapports de production, rapports juridiques, rapports de travail, niveau des forces productives, etc. à tous les niveaux (unités de production locale, secteurs, etc.).

– les différents types de rapports inversés ou masqués: par exemple les rapports d’exploitation à la campagne sous couvert de statuts juridiques socialistes ou de formes familiales, etc.

– la permanence du contenu subjectif et humain de l’appareil administratif et économique de l’État : son rôle objectif étant pourtant bouleversé.

– la perpétuation, après l’écrasement politique d’une classe – bourgeoisie principalement – de son monopole du savoir et de ses attitudes subjectives dans les rapports de travail (problèmes des anciens propriétaires repris comme directeurs ou « spécialistes »).

– la mise en œuvre des grandes figures de la stratégie et de la tactique (assaut, encerclement, « Brest-Litovsk », etc.) qui peuvent donner forme à des politiques locales ou spécifiées.

– Les déplacements progressifs de la puissance politique et les seuils de ces déplacements (ainsi la conquête des organes inférieurs du nouvel appareil d’État, soviétique, par les Koulaks entre 1925 et 1928).

– les rapports de forces entres classes et couches sociales à tous les niveaux de la structure en transition et leurs expressions : fractions dans le parti, antagonismes dans l’appareil d’État.

Il y a là tout un ensemble de descriptions à faire, qui menées systématiquement permettraient sans doute d’énoncer une série de lois partielles ou d’ « effets ».

Pour prendre un exemple, on pourrait dégager un « effet Boukharine » : un monopole d’État excédant les capacités d’organisation par l’appareil étatique permet moins de contrôle des flux réels qu’une réglementation réaliste. Il va de soi que, si l’on est assuré de découvrir de tels effets dans toutes les transitions vers le socialisme, ils prendront ici ou là des formes et des poids différents, pourront concerner des secteurs limités ou d’économie entière, etc. C’est pourquoi il faudrait dans chaque cas, à la fois indiquer que l’on retrouve un effet de type général, et montrer la place spécifique que cet effet occupe dans la structure analysée. C’est ce que j’avais entrevu quoique de façon insuffisamment développée, à propos de l’Algérie, en indiquant une « homologie de structure » entre les deux phases de la bataille des échanges en Algérie et en Russie.

L’élaboration d’une théorie générale des transitions exige un grand nombre d’analyses précises des processus relativement cohérents et limités, que l’on retrouve dans toutes les phases de transition, où par ailleurs, ils occupent des fonctions différentes, secondaires ou décisives.

On trouvera quelques indications qui pourraient être développées en ce sens, dans la partie de ce texte intitulée « aspects spécifiques de la lutte des classes sous la NEP et formes sociales propres à ce stade ».

2. le principe de combinaison des modes de production en présence sera constitué par la désignation et la caractérisation des différentes formes typiques, ou à dominantes, de la production et de la distribution, qui se succèdent ou se superposent (ou que même simplement tente de mettre en œuvre) au cours de la phase. On peut en distinguer plusieurs dans le début de la transition soviétique, plus ou moins explicitement désignés par Lénine :

– Le système économique dit « capitalisme monopoliste d’État» ou « capitalisme d’État » avec ses variantes

(encore serait-il peut-être plus exact de dire que l’organisation capitaliste de l’échange introduit plus qu’une variante et modifie le système dans le sens d’un capitalisme d’État nepien, c’est-à-dire concurrentiel, avec prédominance du marché, etc. Sans doute faudrait-il distinguer entre une organisation privée de l’échange sur la base du troc ou du moins dans une période d’affaiblissement des catégories marchandes, et une véritable organisation capitaliste avec un marché organisé et un système financier solide).

– Prépondérance de la gestion sociales

– prépondérance de la gestion grand-capitaliste

– le communisme de guerre

– le capitalisme d’État à base de marché, ou capitalisme concurrentiel d’État (il s’agirait d’indiquer que le monopole est battu en brèche par la domination économique de la petite production qui exclut une véritable planification, donne un rôle de premier plan aux fluctuations du marché, etc. et pèse sur la structure même des secteurs monopolisés) avec ses variantes : réglementation plus ou moins stricte par l’État prolétarien.

3. La périodisation est l’opération théorique qui consiste à dégager le principe de scansion d’un stade et les déplacements de contradictions (changements de forme de la contradiction principale, changement de l’aspect principal de la contradiction, rôle provisoirement décisif d’une contradiction secondaire, etc.) En l’espèce, la périodisation de la NEP doit à la fois marquer les mutations de la contradiction principale (contradiction entre développement et non développement de toutes les forces productives, quelle que soit leur nature sociale, l’une des formes de cette contradiction étant l’alliance ouvriers-paysans sur la base du marché) et montrer comment les contradictions secondaires s’articulent à celle-là (question financière, question du commerce extérieur, etc.) et se développent de façon à la menacer (en particulier entre commerce privé et secteur d’État, contradiction entre koulaks et spéculateurs, et classe ouvrière, contradiction dans le nouvel appareil d’État, etc.) Les trois types d’analyse dont je viens d’énoncer le principe seront mis en œuvre ici, distinctement à certains moments, en se recouvrant à d’autres. Qu’elles ne puissent être en tous points systématiquement articulées les unes aux autres, la faute en incombe aux lacunes de notre connaissance. Si nous pouvions déterminer exactement, en en mesurant l’extension, les formes réelles dont souvent nous ne pouvons qu’établir un inventaire morcelé, il serait aisé de résoudre les problèmes de caractérisation des régimes économiques (des systèmes de rapports entre modes de production), de même que ceux de la périodisation. Mais souvent, nous sommes obligés d’extrapoler, de construire des systèmes à partir d’indices, d’évaluer sommairement le poids spécifique de tel phénomène partiel. Les pages qui suivent ne sont qu’une première approche, une tentative pour avancer un certain nombre de propositions et construire quelques faits pertinents au regard d’une théorie de la transition. Il ne s’agit pas encore d’une histoire proprement dite de la NEP, mais tout au plus d’organiser quelques uns des nœuds du problème où une telle histoire devrait, pour trouver sa cohérence, s’enraciner.

I. Systèmes économiques cohérents et formes d’organisation de la production et de l’échange.

Les combinaisons de modes de production dans la première partie de la transition soviétique

On peut considérer que, pendant toute la partie de la phase de transition soviétique qui a fait l’objet de la pratique politique de Lénine, et jusqu’en 1929, l’analyse des modes de production qui coexistaient en Russie n’a pas été remise en cause. Ces modes de production, au nombre de cinq, sont bien connus :


  1. Lénine au XIème Congrès, Œuvres, tome 33, p. 288. [] 

  2. Lénine à la VIIème Conférence de la Province de Moscou, Ibid., p. 98. []