Le Théâtre de l’opprimé, cette forme de théâtre militant élaborée par le metteur en scène brésilien Augusto Boal dans les années 1970, est souvent abordé par le seul prisme du théâtre-forum. Cette technique, qui appartient à ce que Boal appelle l’« arsenal » du Théâtre de l’opprimé, est de loin la plus populaire, la plus répandue, mais également la plus étudiée et, par conséquent, elle a été mise en exergue au point que sont apparues deux tendances, souvent corrélées. D’une part la tendance à réduire le Théâtre de l’opprimé à la seule technique du théâtre-forum ou bien à faire de celle-ci un modèle venant en synthétiser les principes et les enjeux. D’autre part, le théâtre-forum a été considéré comme une pratique militante, émancipatrice, sans que ne soit nécessairement prise en compte la poétique dans laquelle elle s’inscrit, c’est-à-dire le système théorique et artistique plus global qui en sous-tend l’ensemble. En abordant le Théâtre de l’opprimé par le prisme du théâtre-forum, comme c’est si souvent le cas, il en résulte une approche souvent tronquée et qui ne permet pas toujours de saisir toutes les potentialités de cette forme de théâtre militant. Bien qu’il s’agisse d’une technique passionnante pour les problématiques théâtrales comme politiques qu’elle pose, le théâtre-forum ne permet pas, à lui seul, de saisir entièrement le fonctionnement autant que les principes fondateurs régissant le Théâtre de l’opprimé. Il ne saurait donc en être tout à fait représentatif et ce, pour plusieurs raisons.
1) Il est la seule technique spectaculaire du Théâtre de l’opprimé, dont l’objectif n’est pas, prioritairement, de créer du spectacle, de laisser des œuvres, mais d’être utile à des mobilisations, à des luttes. 2) Comme forme spectaculaire, il concentre souvent l’attention des commentateurs sur la représentation comme aboutissement, lorsque la poétique de l’opprimé s’intéresse surtout au processus – un processus dont la finalité se pense en termes d’objectifs politiques. 3) Il s’agit de la technique la plus « commercialisée » mais aussi professionnalisée du Théâtre de l’opprimé, alors même que la poétique de l’opprimé se fonde sur une remise en cause de la professionnalisation du théâtre militant. 4) Enfin, la technique, seule, détachée de l’ensemble théorique et du projet politique qui l’accompagnent, a pu faire l’objet d’une récupération par des groupes ou entreprises qui l’utilisent dans un but rompant clairement avec les ambitions militantes voire révolutionnaires qui en sont à l’origine1, preuve s’il en est de la dépolitisation susceptible de guetter une technique dès lors qu’on l’extrait de l’ensemble auquel elle appartient. Pour toutes ces raisons, on peut difficilement se contenter de ne penser le Théâtre de l’opprimé qu’à travers le théâtre-forum.
Cet article vise ainsi à proposer une autre approche du Théâtre de l’opprimé, à en faire une lecture qui se focalise non pas sur l’une de ses techniques, mais sur le fonctionnement global de sa poétique. Il s’agit pour cela de prendre à la lettre le projet qu’a été celui de Boal en 1974 lorsqu’il publie Teatro del oprimido y otras poéticas política, de faire du théâtre un lieu de la « répétition de la révolution2 ». C’est-à-dire de faire du théâtre un outil de lutte pouvant être placée entre les mains de ceux qui lutte, des opprimés. Pour ce faire, la poétique de l’opprimé s’organise autour d’un principe fondateur qui est la transformation du spectateur en acteur.
À partir de là, l’enjeu de cet article est d’envisager le Théâtre de l’opprimé comme pratique théâtrale militante, non pas en raison des sujets qui y sont abordés, des questions traitées, mais en se penchant sur une caractéristique fondamentale de sa poétique, qui lui confère à la fois sa singularité et sa radicalité, à savoir que celle-ci est conçue comme une méthode. Une méthode permettant à des opprimés, non-acteurs, non-professionnels du théâtre, d’utiliser collectivement un « arsenal » de techniques théâtrales — le terme d’arsenal montre d’ailleurs bien la dimension offensive de ce théâtre — afin de mettre au jour les ressorts de l’exploitation et de l’oppression qu’ils subissent, de s’entraîner à y faire face, d’élaborer des stratégies permettant d’engager un rapport de force, dans une perspective qui, au départ du moins c’est-à-dire dans le contexte des années 1970, se voulait clairement révolutionnaire.
Il apparaît que le Théâtre de l’opprimé a, en tant que méthode théâtrale, une singularité, car celle-ci ne se préoccupe pas prioritairement de permettre à des non-professionnels de devenir de bons acteurs — ce qui ne signifie pas pour autant que toute dimension esthétique est exclue —, mais il s’agit de permettre à chacun de s’affirmer comme acteur, sur la scène de théâtre certes, mais surtout sur la scène politique (la première préparant à la seconde). Ainsi, l’enjeu de cet article n’est pas de penser ce théâtre par le prisme de ses usages, ni de confronter ses principes fondateurs aux approches théoriques actuelles du théâtre politique ou du spectateur mais, loin du prisme réducteur du théâtre-forum, d’effectuer une relecture de sa poétique comme méthode dont le principe fondateur est « la conquête des moyens de production du théâtre3 ».
Portrait d’un théoricien de sa propre pratique
Augusto Boal est avant toute chose un dramaturge et un metteur en scène, formé à l’université Columbia de New York au début des années 1950, avant de rentrer comme dramaturge et metteur en scène au Teatro Arena en 1956. Ainsi, bien avant d’apparaître comme le fondateur du Théâtre de l’opprimé, comme le théoricien et le « leader charismatique » d’un mouvement théâtral (informel) mondial, Boal est un homme de théâtre, un praticien. En tant que tel, il a déjà une longue carrière artistique et bénéficie d’une reconnaissance internationale au moment où il publie l’ouvrage qui donne naissance au Théâtre de l’opprimé. Bien qu’à partir de ce moment, il ait consacré la majeure partie de sa vie au Théâtre de l’opprimé, il n’a cependant jamais abandonné sa carrière de metteur en scène – quand bien même il n’a pas réussi à s’imposer sur les scènes européennes. On aurait tort de vouloir commencer à prendre en considération le parcours de Boal uniquement à partir de la naissance du Théâtre de l’opprimé, sans tenir compte de ce qu’il a accompli auparavant, d’autant que les années passées au sein du Teatro Arena se sont avérées décisives dans la maturation des principes qui régissent le Théâtre de l’opprimé — qui constitue à ce titre bien plus une évolution de sa pratique s’inscrivant dans une certaine continuité avec ce qu’il faisait jusque là qu’une véritable rupture. Tout comme le contexte historique est nécessaire pour saisir l’apparition successive des différentes techniques qui en constituent l’arsenal, tenir compte de son parcours artistique professionnel est crucial pour comprendre les présupposés artistiques et politiques du Théâtre de l’opprimé. C’est également nécessaire pour saisir la dialectique entre théorie et pratique. Car si Boal s’est démarqué comme théoricien de son propre théâtre, une étude attentive de sa biographie et de ses différents écrits laisse apparaître que ce dernier a toujours cherché à théoriser à partir de ce qu’il avait, au préalable, expérimenté. Autrement dit, la pratique a systématiquement précédé la théorie qui, en retour, est venue l’infléchir. C’est toujours de la pratique, des ateliers, stages et expériences diverses qu’ont émergé les principes du Théâtre de l’opprimé, qu’est apparue à Boal la nécessité de développer certains aspects de sa poétique, de s’engager dans de nouveaux chemins théoriques ou de mettre au point des exercices spécifiques pour répondre à un besoin révélé par le plateau. Cela permet d’ailleurs d’expliquer certaines ambiguïtés, contradictions ou retournements qui peuvent apparaître à la lecture de ses écrits successifs. Aussi la théorie du Théâtre de l’opprimé n’a-telle jamais cessé d’évoluer, du fait qu’elle est toujours restée sous condition de la pratique.
Généalogie d’un théâtre populaire4
Expliquer le fonctionnement de la poétique de l’opprimé en tant que méthode dont l’objectif est de permettre au peuple de s’approprier les moyens de production du théâtre, nécessite d’apporter quelques précisions concernant le terme de « peuple » et l’idée de « théâtre populaire » tels qu’ils ont été mobilisés par Boal et ont amplement contribué à façonner son approche de la pratique théâtrale et ce, dès le début de son parcours artistique. Dès l’écriture de ses premiers textes c’est-à-dire relativement tôt dans sa carrière, Boal invoque l’idée d’un « théâtre populaire », une notion qui détermine l’orientation artistique adoptée par le Teatro Arena. Encore faut-il préciser à qui Boal fait référence lorsqu’il parle du peuple. C’est sous une double acception à la fois nationale et politique que le peuple est convoqué, c’est-à-dire en tant que classe sociale, mais aussi en tant que peuple brésilien — principalement contre les formes d’impérialisme culturel nord-américain et européen qui imprégnaient alors fortement le théâtre brésilien. C’est selon cette double configuration que le Teatro Arena cherche à renouveler la pratique théâtrale. Revenons sur chacun de ces aspects.
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Julian Boal, « Origines et développement du Théâtre de l’Opprimé en France », in C. Biet et O. Neveux (dir.), Une histoire du spectacle militant (1966-1981), Vic la Gardiole, L’Entretemps, 2007, p. 226. [] ↩
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Augusto Boal, Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte, 1996, p. 15. [] ↩
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Ibid., p. 8. [] ↩
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Sur ce sujet précisément, voir mon article «Réalité(s) et fantasme(s) d’un théâtre du peuple brésilien : Du Teatro Arena au Théâtre de l’opprimé, Augusto Boal et l’idée de théâtre populaire », Cahier d’études romanes, n° 35, « Le peuple : théories, discours et représentations », PUP, 2017, p. 449-460. [] ↩
