Mettez un Lénine dans votre philosophie du langage
Jean-Jacques Lecercle
18 juin 2018
lenine

En dehors d’une tradition assez congrue, l’œuvre philosophique de Lénine est loin d’avoir bonne presse. Elle est au mieux ignorée, au pire jugée grossière et dépourvue d’intérêt. À rebours de ces mises à l’amende philosophiques, Jean-Jacques Lecercle propose une lecture laudative des traits léniniens les plus « scandaleux ». Avec sa clarté habituelle, Lecercle souligne l’importance d’une intervention partisane en philosophie, combinant fermeté sur les principes et souplesse de lecture et d’interprétation. Il délimite les grandes thèses philosophiques de Lénine et se propose brillamment de les illustrer dans son propre domaine de compétence, la philosophie du langage. En quelques lignes, il indique en quoi le matérialisme dialectique importe pour sortir de l’impasse de la linguistique de Chomsky, ou encore pour dépasser Saussure. Il démontre par là la fécondité d’une œuvre léninienne qui est vraie parce qu’elle est partisane.

  1. Lénine le scandaleux, Lénine le juste.

En 2001, j’ai participé à un colloque sur Lénine, organisé à l’université d’Essen par Slavoj Zizek1. Quelques années à peine après la réunification, il y avait là quelque provocation (qui pour Zizek est une arme philosophique). Il y avait scandale à célébrer Lénine, ce penseur totalitaire, cet initiateur du goulag, etc. Quand j’ai lu mon papier, au premier rang de l’assistance étaient assis le recteur de l’université et un adjoint au maire. Ils n’étaient pas là pour garantir la liberté d’expression ni pour encourager les avancées de la connaissance.

Lénine était donc, en 2001, scandaleux. Mais scandaleux il était aussi, et depuis bien plus longtemps, en philosophie. On se souvient du frisson que causa la conférence d’Althusser devant la Société de philosophie. Comment ce militant politique certes habile, mais prêt à tous les compromis, peut–il passer pour un philosophe, domaine spécialisé d’une extrême complexité dans lequel il n’est au mieux qu’un autodidacte et un vulgarisateur ? On se souvient des trois sources du marxisme, et des slogans de ma jeunesse, par exemple, « la théorie de Marx est toute puissante parce qu’elle est vraie ».

Mon intervention au colloque visait à célébrer précisément ce caractère politiquement et philosophiquement scandaleux de Lénine en décrivant ses quatre insignes vertus. La première est la dureté, c’est-à-dire la vigueur polémique de ses interventions, en philosophie comme en politique : la méchanceté critique est due à la conviction qu’il faut identifier l’ennemi principal et le combattre sans merci. La seconde est la fermeté, car il y a des convictions plus durables que l’airain, des principes sur lesquels on ne doit pas céder. D’où la troisième vertu, la solidité, vertu complémentaire de la fermeté, qui se manifeste par la capacité de ce qu’Alain Badiou appelle « tenir le point ». Enfin vient la subtilité, car la fermeté stratégique de ce dogmatique s’accompagne d’une étonnante capacité tactique, qui lui permet d’identifier, dans le moment de la conjoncture, non seulement l’ennemi principal, mais le maillon le plus faible de la chaîne adverse et les possibilités d’alliance. D’où le célèbre slogan : analyse concrète de la situation concrète.

Ces quatre vertus m’avaient incité à intituler mon papier « Lénine le juste », adjectif qui ne correspond pas tant à « justice » qu’à « justesse », célébrant par là la capacité léniniste à proposer l’analyse juste du moment de la conjoncture, qui s’inscrit dans le slogan juste, lui-même fondé sur la fermeté et la solidité stratégiques. Cette célébration de Lénine politique est aussi une célébration de Lénine philosophe. Ce sur quoi il nous incite à ne pas céder, le point que nous devons tenir, c’est un marxisme non reconstruit, non recyclé, ce qui ne veut pas dire mort. Lénine philosophe est l’antidote à tous les renoncements philosophiques – et comme l’on sait, ils n’ont pas manqué.


  1. J.J. Lecercle, « Lenin the just, or Marxism unrecycled », in S. Budgen, S. Kouvelakis, S. Zizek, eds., Lenin Reloaded : Towards a Politics of Truth, Durham : Duke University Press, 2007, pp. 269-282. []