« Ne copiez pas sur les yeux » disait Vertov
Jean-Paul Fargier
12 février 2018
cinemavertov

Impossible de se référer au cinéma soviétique sans voir évoquer le nom de Dziga Vertov et mentionner son légendaire Homme à la caméra. Malheureusement, Vertov est aujourd’hui réduit à cette figure de musées. Son travail est le plus souvent convoqué comme un témoignage d’une avant garde anticipant les formes plus modernes du cinéma documentaire ou encore de l’art vidéo. Dans ce texte de 1972, Jean-Paul Fargier polémiquait déjà contre ces tentatives d’annexer Vertov au panthéon du cinéma d’Art. À l’époque, Vertov était au cœur de toutes les tentatives issues de la gauche révolutionnaire de réinventer le cinéma. À travers une ample historicisation de la recherche vertoviennne, Fargier en montre la radicalité et son caractère indissociable des tâches de la révolution. Par un véritable tour de force, il propose une lecture parallèle de l’économie soviétique du cinéma. Précieux témoignage de la critique impitoyable des années 1970, ce texte marque aussi la fécondité de revues comme Cinéthique dans l’élaboration du projet esthétique émancipateur.

« Camarades, si cela vous amuse, continuez à discuter : le cinéma est-il un art ou non ? Continuez à ne pas remarquer notre existence et notre travail. Une fois de plus je vous l’affirme : le chemin du développement du cinéma révolutionnaire est trouvé. »

Vertov, 1932.

Sur Vertov lui-même, dans le champ des pratiques et des théories filmiques, la lutte idéologique ne paraît pas être actuellement très étendue ni très acharnée. C’est à peine si la tempête critique soulevée par l’émergement, en surface, du travail du Groupe Dziga Vertov, avec la sortie de Tout va bien, effleura le nom de Vertov1. Aucun des chroniqueurs cinématographiques qui signalèrent l’existence d’un Groupe ne se risqua à interroger cette raison sociale : Dziga Vertov ; de peur, sans doute, de lever quelque question que leur plume habituelle ne pourrait plus barrer (littéralement donc : de peur d’y laisser leurs plumes). Mais, d’un autre côté, comme pour donner raison aux critiques qui perpétuent le silence et l’obscurité autour de ce nom, ceux-là même (Godard et Gorin) qui en firent un drapeau, semblent faire peu de cas – du moins théoriquement, mais il est vrai qu’ils font peu de théorie – de celui dont le nom signe le caractère collectif de leur pratique filmique2. Mais les revues spécialisées en théorie (Les Cahiers du Cinéma, Cinéthique) en font-elles plus cas ? Proclamant bien haut l’importance politique des films et des écrits de Vertov, elles n’en ont guère rendu compte, jusqu’à présent, en dehors de la publication de certains écrits inédits3, que sous forme d’allusions, de sous-entendus, de notes en bas de page ou de remarques plus ou moins digressives, de déclarations orales transcrites ou de tracts recopiés, bref, par des promesses de futures recherches ; au mieux – mais c’était au pire – deux articulets des Cahiers 4 témoignaient négativement de cette importance par leur empressement discret à la déplacer, à la cantonner, à la recouvrir, bref, à l’absenter au lieu d’en réactiver ce qui pourrait d’être. Quant à nous, malgré la diffusion répétée de plusieurs films de Vertov et un enseignement poursuivi pendant deux ans sur (autour et à partir de) Vertov5, nous n’avons pu encore, par un passage au texte, prendre la mesure des effets que le travail de ce cinéaste révolutionnaire n’a cessé de produire sur le développement du nôtre. Il pourrait donc sembler que Vertov ne préoccupe guère l’un des camps en présence dans la lutte idéologique sur le terrain des pratiques artistiques, et qu’il n’intéresse l’autre qu’à titre de drapeau, de modèle passé ou de preuve lointaine. En fait, il n’en est rien : Vertov est déjà plus qu’un symbole.

Vertov est déjà en jeu dans la lutte idéologique, aujourd’hui. On peut, si l’on veut, lire son activité silencieuse dans tel ou tel film de Godard et Gorin, dans tel ou tel texte de Cinéthique ou des Cahiers. Et soudain l’autre camp, celui de la bourgeoisie et du révisionnisme réunis, vient à son tour s’intéresser à Vertov, se met, à la fois par nécessité idéologique et calcul marchand, à compter avec lui. Le marquent très nettement, deux événements récents : un livre, une émission de télévision. Le livre, c’est celui – posthume – de Georges Sadoul, publié en juin 1971 par les éditions Champ Libre ; rassemblement « opportun » de quelques articles déjà parus dans des revues et de notes inédites. L’émission, c’est celle du dimanche 30 janvier 1972, dans la série « Ciné-Club » de la deuxième chaîne, au cours de laquelle fut présenté L’Homme à la Caméra. Est-ce un hasard si le film de Vertov choisi pour être projeté à des centaines de milliers de téléspectateurs est celui seul que la tradition culturelle bourgeoise a toujours valorisé, et non pas, par exemple, Enthousiasme ? Ce n’en est pas un, en tout cas, si, pour toute présentation, l’habituel Claude-Jean Philippe (producteur de l’émission « Ciné-Club ») ne put que brandir, en gros plan, référence suprême, le livre de Sadoul tandis qu’il en récitait les principales idées.

– Propos d’oisifs, bavardage de paresseux ! Et c’est sans doute pour donner l’illusion qu’il travaillait que ce présentateur tint à se faire filmer dans une salle de montage !?

– Oui certes, mais c’est aussi pour, en en disposant le cadre, imposer la lecture qu’en bon libéral il faisait semblant de seulement proposer. Légende (littéralement : ce qui doit être lu) bourgeoise et révisionniste, réduisant L’Homme à la Caméra à un brillant exposé d’avant-garde sur les techniques cinématographiques doublé d’un retour à Lumière (la reproduction de la « vie »), et c’est tout. Alors que ce film est bien plus que cela : une machine de guerre contre toutes les formes de cinéma existant alors en U.R.S.S.

S’il faut parler de Vertov, une légende est là, en réserve, prête à être monnayée. On en eût la preuve la plus évidente au cours des jours qui suivirent la relance télévisée de L’homme à la Caméra. Les chroniqueurs de télévision de la presse écrite orchestrèrent, par des accords grossiers, les quelques idées fournies par leur compère du « petit écran » ; idées certes réduites à leur plus simple expression (cf. la note de Siclier dans Le Monde du 1er février) mais pas déformées pour autant, l’essentiel y est : le message-Sadoul passe. Et Vertov trépasse6.

Ainsi, au moment où, par leur travail et leur lutte, certains font sortir Vertov du musée, d’autres s’apercevant qu’il y était (mais dans l’ombre), s’empressent de bavarder bien fort sur la place qu’ils lui voudraient bien y voir encore occuper. Et le bruit qu’ils font autour de cette place vide, mais désormais bien éclairée, est à la mesure de leur surprise apeurée d’embaumeurs constatant que ce qu’ils prenaient pour leur momie vit encore, arme efficace aux mains de révolutionnaires. Car, c’est bien parce qu’il a posé et en partie résolue, pratiquement et théoriquement, quelques problèmes essentiels à une pratique révolutionnaire du film, que Vertov est devenu un enjeu précis dans la lutte idéologique après mai 68. Discret au début (un groupe de cinéastes révolutionnaires prend son nom, quelques revues s’intéressent à lui), cet enjeu ne l’est plus aujourd’hui ; on devrait même entendre parler de Vertov de plus en plus. En effet : alors que certains ont entrepris un très productif retour à Vertov, d’autres en profitent pour organiser le retour de Vertov sur le marché de la consommation culturelle7. Si pour les premiers il ne s’agit, pour lutter aujourd’hui, que de puiser certains traits dans une pratique datée, il ne saurait être question, pour les autres, que de dater une œuvre, de la remettre à sa place dans l’histoire du cinéma, bref de la périmer – au besoin en en proclamant l’étonnante modernité. Entreprise qui ne comporte pas que des aspects négatifs : érigeant Vertov en valeur nouvelle, elle tend à élargir le nombre des « curieux-de-Vertov » ; et puisqu’il est plus facile de faire reconnaître la véritable portée politique de ce qui a déjà une réputation culturelle, cette opération bourgeoise d’édition et de projection, en même temps qu’elle l’entrave, favorise aussi, sous certaines conditions, le développement révolutionnaire de la lutte idéologique.

Sous certaines conditions, oui : qu’il y ait lutte effective sur ce terrain. Mais il s’agit d’abord de ne pas se tromper de terrain. Le terrain où ce texte prétend intervenir n’est pas celui des discours plus ou moins contradictoires suscités par Vertov et ses films pris comme objets de la critique de cinéma ou de l’histoire du cinéma mais celui que ces discours s’accordent pour occulter : la pratique filmique révolutionnaire aujourd’hui.

Comme son sous-titre8 l’indique, l’objet du présent texte est donc moins Vertov lui-même que ce qui peut être détaché de la pratique du seul cinéaste soviétique dont les films et les écrits de même que la vie (la pratique sociale) présentent à des degrés différents – c’est-à-dire inégaux – et sous divers rapports, un intérêt réel pour une pratique et une théorie du film révolutionnaire dans le moment actuel. Attention à bien lire : non pas pensées… sur mais pensées détachées sur. Pas plus qu’il n’y aboutit, encore moins en part-il : il le traverse, il passe par lui (au sens où l’on dit qu’il faut en passer par – et il le faut en effet).

Commande ce passage et ordonne le détachement qu’il vise à constituer, l’ensemble des questions que la pratique politique révolutionnaire pose à la pratique filmique : question des appareils idéologiques d’État, question du reflet (procès) artistique, question de la lutte philosophique entre matérialisme et idéalisme, de la lutte idéologique entre conception bourgeoise du monde et conception prolétarienne du monde, question des rapports avant-garde artistique/avant-garde politique (le cinéma de parti), question du rapport des masses aux pratiques artistiques, question du sujet et de son rôle prévalant, question des articulations entre les divers stades de la réalisation, question du nouveau formel, question de la diffusion des films (quel « public »?).

Il ne s’agit donc pas de faire le portrait d’un cinéaste, de partir à sa recherche, de le « donner à voir » ou à « lire » tel qu’en « lui-même » enfin la « science critique » le change ; pas question non plus de produire le « système de » Vertov. Aussi commencerons-nous par éviter le piège de prendre pour révolutionnaire la substitution d’un discours sur la « pratique signifiante » (de) Vertov à un discours sur la « vie et l’œuvre d’un auteur », ce qui revient seulement à remplacer un écran par un autre – certes beaucoup plus moderne. Mais il faut aussi éviter – autre piège – de les laisser de côté l’un et l’autre. Pour autant que ces discours empêchent de prendre en considération la pratique de Vertov comme pratique politique et idéologique révolutionnaire, il est impossible de négliger leur existence et leur action ; nous devrons donc commencer par les mettre à l’écart.

PREMIÈRE PARTIE

Vertov contre l’art bourgeois

les révisionnistes contre Vertov

1. PORTRAIT DE SADOUL EN CAPITAINE DE POMPIERS.

« L’incendie mondial de l' »art » est proche », proclamait Vertov en s’apprêtant à l’attiser. Et il voulait que ses films soient ce feu consumant l’art bourgeois. Mais, à tout feu ses pompiers. En voici donc qui accourent où s’active Vertov. Sadoul en tête.

Lebedev, Abramov, Luda et Jean Schnitzer, Rouch : autant de sapeurs9. Alors que Vertov ne cesse de chercher, par ses films et ses textes, à re-marquer la rupture fondamentale que la révolution prolétarienne ne pouvait pas ne pas produire dans l’ordre des pratiques artistiques, ses biographes, exégètes, disciples ou soi-disant amis n’ont de cesse qu’ils aient remis Vertov à ce qu’ils déclarent être sa place dans une histoire de l’Art ne comprenant ni rupture ni contradiction antagoniste, où règne en maître la loi de la continuité. C’est dire assez que leur principal objectif, qu’ils le veuillent ou non, est d’effacer la division que les luttes de Vertov s’efforçaient de porter à l’irrémédiable. Et ils y ont réussi : il n’y a qu’à lire leurs livres ou entendre leurs hommages. Rarement révolutionnaire aura été autant trahi par ceux qui l’appelaient camarade, et cinéaste révolutionnaire autant incompris (ou peut-être trop bien compris) par ses critiques, autant défiguré par ses portraitistes, autant éteint par ses biographes, autant absenté par ses historiens. Et ceux qui aujourd’hui croient s’en tirer en dénonçant les censeurs d’hier, ne font souvent que les relayer. Ainsi Rouch : d’un côté, dans la préface au livre de Sadoul, il stigmatise « les bureaucrates qui ont à jamais mutilé les films de Vertov », mais, de l’autre, répétant le discours de Sadoul, il continue à défigurer ces films. De toutes les mutilations, les plus graves pour nous parce que les plus essentiellement actuelles sont celles que lui infligent aujourd’hui ses soi-disant amis ou disciples qui, pour n’être pas des bureaucrates, censurent pourtant Vertov, dans l’ombre de Sadoul, aussi bien que des bureaucrates. Ceux qui entretiennent la confusion entre Kino-pravda et Cinéma-vérité. Ceux qui se disent ses humbles continuateurs10. Ceux qui, en septembre 1967, lui ont élevé, au cimetière de Novo-Dévitchié à Moscou, une stèle sur laquelle – ô ironie – une flamme vient tournoyer autour de son nom. Et si, certes, on ne peut mettre sur le même plan ce geste hypocrite et celui des dirigeants du Sovkino qui, en 1927, licencient Vertov sans explication, si l’on voit ce qui sépare les ricanements bourgeois du critique de la Kinogazeta11 des approches plutôt favorables des épigones de Sadoul, il ne faut cependant pas craindre de dire que le résultat reste le même : d’un côté comme de l’autre – consciemment ou pas – se trouve réprimé l’essentiel de la pratique vertovienne : le développement d’une voie révolutionnaire pour la pratique filmique.

Vertov a échoué : les positions qu’il tenait dans la lutte idéologique n’ont cessé d’être minoritaires, dominées, et, depuis sa mort (mais il serait plus juste de dire : depuis le moment où il se vit retirer tout réalisation de long métrage, c’est-à-dire depuis 1944), ces positions n’ont plus d’existence réelle en U.R.S.S. Parce que personne ne les a reprises à son compte. Et pourtant on voudrait nous faire croire que Vertov n’a cessé et ne cesse d’avoir, en U.R.S.S. Et ailleurs, de l’influence. C’est que les « historiens » de ce cinéaste révolutionnaire, étant donné leurs positions politiques révisionnistes, ont la difficile mission « historique » de faire prendre un échec pour une victoire. C’est d’un vaincu qu’ils traitent, mais à aucun moment ils ne peuvent le faire apparaître tel. Mieux : ils ne parlent et n’écrivent que pour que sa défaite continue à ne pas être vue.

La défaite de Vertov est politique : elle est liée12 à l’échec de la construction du socialisme en U.R.S.S. ; sa réduction à l’inactivité est un effet du développement de l’idéologie bourgeoise dans les superstructures de l’État soviétique. C’est en victoire artistique que cette défaite politique va être transformée et par ceux-là même qui appartiennent au camp des vainqueurs. Autrement dit : une fois Vertov éliminé, il importe que sa destruction ne soit pas désignée comme telle. Vertov sera donc traité comme un grand cinéaste qui a réussi. Et cette réussite sera dessinée sur le modèle de celle des cinéastes dont il n’a pas réussi à entamer les positions mais qui ont très bien sur amoindrir puis anéantir les siennes. Rien d’étonnant à cela ; c’est dans la logique même de leur victoire : il voulait se différencier d’eux par des lignes de démarcations nettes et précises, ils finissent par se l’agréger par un amalgame à l’amiable.

« L’arrêt de mort rendu en 1919 par les Kinoks à l’encontre de tous les films sans exception est toujours valable aujourd’hui », disait Vertov en 1923. Cette déclaration de guerre au cinéma bourgeois se développant en U.R.S.S. Sous diverses formes après la révolution d’octobre ne fut jamais rendue caduque par l’Histoire. Le cinéma bourgeois n’a jamais cessé de dominer les écrans en U.R.S.S. La mort du « cinéma artistique » annoncée par Vertov n’a pas eu lieu ; le « cinéma théâtral » s’y porte mieux que jamais. C’est le moment de s’en rendre compte alors que les biographes patentés de Vertov nous invitent à contempler, hier et aujourd’hui, ici et là, sa postérité.

L’arrêt de mort rendu en 1919 par les Kinoks, le voici : « Nous affirmons l’art du cinéma futur comme la négation du cinéma d’aujourd’hui. La mort de la cinématographie est indispensable pour que vive l’art du cinéma. Nous appelons à accélérer sa mort ». Déclaration polémique (c’est-à-dire de guerre) et dialectique (de la façon la plus insistante). Que vise-t-elle exactement ? En quoi consiste la négation qui la programme ? La déclaration de 1923 ne permet pas d’en douter : elle vise « tous les films sans exception », c’est-à-dire tous les genres de films existants à l’exception du montage d’actualités qui n’était pas considéré comme un genre spécifiquement cinématographique, proprement artistique. Nous verrons plus loin comment Vertov définissait le cinéma bourgeois et comment il voyait le développement du cinéma révolutionnaire. Pour l’instant disons que, globalement, l’ennemi c’est le « film d’art » mis en scène d’après un scénario, joué par des acteurs ; film qualifié de « littéraire », « théâtral » ou d’« artistique ». En face : le cinéma des Kinoks, le Ciné-oeil, seul cinéma révolutionnaire selon Vertov (et, pour ce qui est du moment où il intervenait, il avait parfaitement raison). Cinéma sans scénario (littéraire) mais non sans plan de travail, « cinéma non-joué » c’est-à-dire sans acteur, sans mise en scène, sans studio. Lorsqu’en 1923, Vertov proclame : « le chemin du développement du cinéma révolutionnaire est trouvé », il ne manque pas de préciser : « il passe par dessus les têtes d’acteurs et les toits de studios – en plein dans la vie, dans la véritable réalité »13. c’est clair et net. La trahison commence quand, ne pouvant effacer de telles prétentions, on se met à les banaliser, à les innocenter. À dire par exemple, comme le fait Sadoul, que cet arrêt de mort vise seulement le mauvais cinéma bourgeois, sans qualité artistique, le seul – voudrait-on faire croire – que Vertov connaissait. Comme si Vertov ne faisait pas précéder sa sentence de cet attendu (dont nous aurons l’occasion de vérifier la pertinence) : « Après examen des films qui nous sont venus d’Occident et d’Amérique et compte tenu des renseignements que nous possédons sur le travail et les recherches menées à l’étranger et chez nous, j’en viens à cette conclusion : l’arrêt de mort prononcé en 1919… etc. ».

Mais voyons Sadoul à l’exercice, voyons le mettre des guillemets à « bourgeois » quand il parle de films bourgeois. Page 48 il écrit : « Pendant la guerre civile, en 1919, les quelques cinémas qui fonctionnent encore dans un pays démuni de pain et de charbon, montrent surtout de vieux films « bourgeois » sans aucune valeur artistique. C’est à ce répertoire que s’adresse sa déclaration de guerre au « cinéma théâtral » ». Et page 58, après avoir énuméré quelques titres de films projetés à Moscou en pleine N.E.P. (après Jay Leda), il commente ainsi : « Si l’on met à part La Dixième Symphonie d’Abel Gance pour sa valeur artistique et Rapacité, sérial américain, mais polémiquant violemment contre les trusts, rien dans les programmes de Moscou énumérés par Jay Leyda qui n’appartiennent au pire et au plus traditionnel cinéma bourgeois d’avant 1914 (et d’avant la révolution russe). On comprend donc la fureur de Vertov contre de tels films ». Commentaire de menteur. Les attaques de Vertov contre tout le « cinéma artistique », Sadoul les déplace, en réduisant leur cible aux seuls vieux films « bourgeois » sans qualité artistique, laissant entendre que si Vertov avait connu quelques chefs d’œuvre du cinéma bourgeois et non tous ces « navets » il se serait montré moins violent et plus réservé car, n’est-ce pas, un « bon » film bourgeois est moins bourgeois qu’un « mauvais » film bourgeois ! Ainsi le lutteur idéologique est transformé par Sadoul en amateur d’art ; de farouche il devient malchanceux14.

De la même façon, Luda et Jean Schnitzer après avoir signalé que « le but avoué de Vertov était la suppression pure et simple du film joué » se mettent à insister beaucoup sur « les traditions désuètes des ciné-mélos », sur « le jeu théâtral, outré grimaçant des acteurs » du cinéma d’alors et ils désignent là l’objet de la haine de Vertov. Procédé de réduction. Et pour mieux restreindre encore les attaques de Vertov à ce seul cinéma poussiéreux et décadent, pour parer à toute généralisation, ils soulignent que Vertov n’était pas le seul à viser cette cible mais qu’il partageait ce désir de rupture avec tout « la cohorte des jeunes cinéastes soviétiques ». Autrement dit : si des cinéastes de fiction se trouvent avoir le même ennemi que Vertov n’est-ce pas la preuve que ses attaques ne visent pas tous les genres de fiction cinématographique ?!

Pour que ce type d’argument s’écroule et s’avoue supercherie de révisionnistes, il suffit de mettre en contradiction le rapport que Vertov entretient avec les films américains du genre Pinkerton et l’admiration sans borne que nourrissent à leur égard les jeunes réalisateurs de la Feks (Fabrique de l’Acteur Excentrique comprenant principalement Kosintsev, Trauberg, Youtkévitch)15. alors que ceux-ci naïvement repeignent en rouge ce héros d’aventures policières et en font leur personnage privilégié (baptisé Pinkertonov), Vertov, lui se limite à un geste de reconnaissance sur un point très précis (technique, disons) assorti d’un jugement négatif catégorique : « Aux films d’aventures américains, ces films pleins de dynamisme spectaculaire, aux mises en scènes américaines à la Pinkerton, le Kinok dit merci pour la vitesse de passage des images, pour les gros plans. C’est bon, mais désordonné, pas fondé sur une étude précise du mouvement. Un degré au-dessus du drame psychologique ; cela manque malgré tout de fondement. Poncif. Copie de copie. » C’était en 1919 dans le Manifeste NOUS (publié en 1922 dans la revue Kino-photo, numéro 1). En 1923, dans le Manifeste Kinok-révolution, on peut lire aussi :

DÈS AUJOURD’HUI au cinéma, on n’a plus besoin de drames psychologiques ou policiers.

DÈS AUJOURD’HUI on n’a plus besoin de mises en scène théâtrales filmées.

DÈS AUJOURD’HUI on ne doit plus adapter Dostoïevski ni Nat Pinkerton.

TOUT EST INCLUS DANS LA NOUVELLE CONCEPTION DES CINÉ-ACTUALITÉS.

Conclusion : de Pinkerton et Cie, les Feks retiennent surtout les excentricités et ne font que remplacer un système de grimaces vieillies par un système de grimaces modernes ; Vertov n’accorde un intérêt qu’au seul mouvement et encore en critiquant son absence de fondement et de rigueur. Qui peut prétendre alors que Vertov ignorait les qualités artistique du cinéma bourgeois ? Et quand, par l’entremise du Mejrabpom (Secours ouvrier international), arriveront des films de La Triangle, l’attitude de Vertov ne changera pas, elle restera critique.

Dans les « extraits de l’histoire des Kinoks » on peut relever une trace significative du rapport de Vertov à un film comme Intolérance : tactique. Il joue sur la reconnaissance de certaines qualités de ce film d’art par les dirigeants du cinéma et la majorité des réalisateurs pour essayer de faire reconnaître et accepter une de ses propres innovations dans le montage d’actualités : le montage rapide. Il fait donc intervenir Intolérance comme argument d’autorité auprès de ceux qui reconnaissent cette autorité ; cela ne veut pas dire qu’il s’y soumette lui-même. Mais voyons le texte.

Premiers travaux du ciné-oeil. Première étude expérimentale décisive : La bataille de Tsaritsyne16. Elle a été réalisée par un montage très rapide, sans intertitres. L’ancêtre des films Ciné-Œil et de L’Homme à la caméra. La construction du montage de cette toute première étude s’appuyait sur le ciné-langage : il n’y avait pas de mots-intertitres. Le montage était déjà un montage d’images. (…) Pour l’époque (1920) l’étude était excessivement rapide. Le film de Griffith Intolérance arriva peu après. Il fut alors plus facile de discuter.

Mais la discussion n’eut pas les résultats attendus par Vertov : « néanmoins… le Conseil artistique et la Direction émit un avis négatif ».

Ce rapport critique de Vertov à l’« héritage » cinématographique bourgeois montre à quel point sont mal fondées les accusations de nihilisme de l’art fréquemment portées contre lui. Sadoul parle de « table rase » (p. 48), Luda et Jean Schnitzer écrivent que « Vertov partait en guerre contre la notion même d’art » (p. 161) et Abramov déclare que Vertov « comme tous les artistes « de gauche » niait le concept même d’art, l’accusant d’être un produit culturel de l’idéologie aristocratique et bourgeoise » (p.8). Or rien n’est plus faux. En effet : bien qu’il ait eu avec ce concept des rapports très agressifs mais diversifiés (dont nous interrogerons bientôt les raisons historiques), Vertov n’a jamais nié l’art en soi : ses attaques portent toujours contre un art en situation de classe bien spécifiée. On peut citer de nombreux textes où il proclame la nécessaire mort de l’art, mort de la cinématographie mais ce n’est jamais sans l’opposer implicitement ou explicitement (cf. le passage de « NOUS » précédemment cité) à la construction d’un cinéma révolutionnaire, d’un art révolutionnaire. Cela est si vrai qu’Abramov, évoquant (p. 14) le manifeste « NOUS », se sent obligé de noter : « Vertov y esquissait ses opinions sur la nature de l’art cinématographique ». Alors pourquoi maintenir cette accusation de nihilisme ? Autrement dit : à quoi sert cette manœuvre ? Son but est, à l’évidence, le même que celui de la précédente : dévaloriser les attaques de Vertov contre le « film d’art » identifié comme la forme principale du cinéma bourgeois, les priver de tout pertinence réelle. Mais alors que tout à l’heure elles étaient amoindries par leur restriction aux seuls « navets » de la mise en scène, elles sont ce coup-ci diluées par une extension à la notion même d’art. Elles sont banalisées, rendues insignifiantes.

a) que le nom du Groupe apparaît comme tel en France pour la première fois publiquement dans le N°5 de « Cinéthique » (octobre 1969), comme signature d’un extrait de la bande-son de British Sounds (distribué aux U.S.A. Sous le titre See you at Mao) ;

b) que ce nom fut choisi en opposition à ce que représentait Eisenstein (Godard et Gorin s’en sont expliqué plusieurs fois et notamment dans une interview parue en 1970 dans Evergreen, le magazine du groupe Grovepress, co-producteur de plusieurs films du Group D.V.) ;

c) que l’on peut entendre Vertov marqué, par le commentaire de Vent d’Est, au chapitre des victoires du cinéma révolutionnaire principalement, mais aussi, par un effet de condensation et de télescopage temporel concernant La Onzième année, à celui des défaites du cinéma révolutionnaire ;

d) que les auteurs du G.D.V., dans le peu de développement théorique qu’ils ont tiré de leur pratique, ont moins interrogé la pratique de Vertov que par exemple celle de Brecht. []

Le sommet de la confusion éclectique étant atteint par le N°2 d’une revue qui n’a pas duré longtemps – Artsept –, numéro consacré au rapport cinéma et vérité et mélangeant allègrement Ciné-oeil, Candid-eye, free-cinéma, Cinéma-vérité (1963). []


  1. Ce n’est pas nous qui marquons la continuité G.D.V.T.V.B., mais : a) une grande partie de la presse (qu’elle ait vu ou non la production signée G.D.V. important peu pour elle, ce qui compte étant seulement l’effet journalistique d’information : il existe ou il a existé un Groupe nommée ainsi) ; b) un des auteurs lui-même de T.V.B. qui parle des films du G.D.V. comme de « prolégomènes » au film G.G.G. (Gaumont, Godard, Gorin). Dans les deux cas, la mise en continuité laisse Vertov hors champ, comme titre vide, signe sans référent, sens perdu. Preuve, à notre avis, que son retour est fortement lié à des ruptures qu’il s’agissait pour tous de refouler. [] 

  2. S’il faut jalonner le rapport des cinéastes qui composent le G.D.V. À Vertov, nous pouvons dire :  

  3. Textes extrêmement précieux et fort utiles, même si certains ne peuvent encore prendre toutes leurs significations, étant isolés d’autres textes qui certainement ne manqueront pas de les éclairer. La publication, plusieurs fois reportée, des écrits de Vertov par les Cahiers du Cinéma dans la collection 10/18 sera un événement important. * Cette note (et une partie de ce texte) était déjà écrite quand est paru le volume (quadruple!) des écrits de Vertov, en septembre. Disons que pour le moins il déçoit beaucoup nos espérances. Certes, il nous apporte beaucoup, mais si mal : les textes enchaînés à la queue leu leu, tassés, mal distribués et quelquefois moins bien traduits que dans certaines versions antérieurement publiées (par Sadoul, par exemple), avec de trop rares et trop laconiques notes historiques et une Introduction trop rapide (mais qui fut, nous a-t-on dit, imposé par l’éditeur aux Cahiers à la place du texte plus long qu’ils avaient d’abord écrit). Quoi qu’il en soit de tous ces défauts – qui ne rendraient pas superflue une nouvelle et toute autre édition – des textes importants sont là et nous allons tâcher d’en tirer le maximum pour notre travail. NDE : Une nouvelle édition, fondée sur des textes russes non-expurgés, est annoncée pour cette année : http://www.lespressesdureel.com/EN/ouvrage.php?id\=6021\&menu\=0 [] 

  4. Il s’agit : a) de l’article d’Eisenschitz « Maïakovski, Vertov », rédacteur qui a, depuis, quitté Les Cahiers, par fidélité au révisionnisme ; b) des notes de Sadoul sur « le futurisme de Vertov », Sadoul dont le révisionnisme fait depuis longtemps autorité un peu partout dans le monde. Ces deux articles n’ont fait l’objet, jusqu’à maintenant, d’aucune critique dans les Cahiers. À signaler aussi les remarques de Bonitzer (dans le n°234-235) sur L’Homme à la Caméra, formulées à partir d’une critique du texte de Jean-Louis Baudry publiée dans le n° 7-8 de Cinéthique. [] 

  5. Enseignement donné (et poursuivi cette année encore) au Département cinéma de Paris-VIII (Vincennes). [] 

  6. Autre preuve de la pratique systématique du copiage, du psittacisme, du conformisme de la critique : quand le journal Actuel (affilié à la Free Press, revendiquant son marginalisme, son modernisme, etc., etc.) veut parler de Vertov (à propos de Godard), le journaliste commis à cette tâche ne trouve rien de mieux que de reprendre les pires sadouleries : Vertov \= Lumières \= Cinéma direct, etc., etc. [] 

  7. Remarquons que ce retour ne va pas jusqu’à la re-sortie de films de V… dans le circuit art et essai. Et cela ne risque certainement pas de se produire. C’est que d’une part, les films de V… se prêtent mal à une valorisation de ce type. Même en insistant beaucoup sur les « recherches sonores » d’Enthousiasme, la critique aurait du mal à faire oublier le contenu prolétarien (qui, comme nous le montrerons, commande ces « recherches »). ce qui ne pose pas de problème avec les films d’Eisenstein. D’autre part, les idéologues de la bourgeoisie n’ont pas intérêt à (re-)sortir les films de V…, car ils contrediraient trop et à l’évidence la légende qu’ils ont tissée autour de leur réalisateur. Donc, pour l’instant, la transformation de Vertov en marchandise culturelle se limite à l’exploitation de connaissances sur Vertov vendues (au compte-gouttes) par les révisos. [] 

  8. Sous-titre qui est en même temps un hommage à Diderot (« Pensées détachées sur la peinture ») – philosophe matérialiste que nous aurons l’occasion de rencontrer au cours de ce texte (en relisant notamment sa « Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient ») au moment où nous aborderons les rapports contradictoires de Vertov aux théories matérialistes de la connaissance. [] 

  9. Lebedev : « Le cinéma muet soviétique » (traduction en italien chez Einaudi) comprend un chapitre sur Vertov. Abramov : « Vertov » dont des extraits sélectionnés par Youtkevitch ont été publiés par Premier Plan n°35. Luda et Jean Schnitzer ont écrit un Vertov pour les éditions de l’Avant-Scène, Anthologie du Cinéma n°34, avril 1968. Rouch : Préface au livre de Sadoul.  

  10. Il ne s’agit évidemment pas des cinéastes du Groupe Dziga Vertov qui ne se sont jamais proclamés continuateurs de Vertov. Il s’agit de gens du genre Kopaline. Celui-ci faisait partie du groupe des Kinoks (le groupe de techniciens et cinéastes qui travaillaient avec Vertov), qui fit une carrière de documentariste classique avant de devenir professeur en documentaire à l’École de Cinéma de Moscou. L’« évolution » de ce personnage est instructive. Il est reconnu pourtant comme le dépositaire de la pensée de Vertov, son exécuteur testamentaire « spirituel » en quelque sorte. Il a publié dans un récent numéro de la revue Cinéma Soviétique un vibrant éloge de Vertov sous le titre « Une vie illuminée par la révolution » (où l’on trouve d’ailleurs le schéma sadoulien). Triste évolution ! Henri Langlois nous a raconté que par un beau printemps des « années de dégel » qui suivirent le XXe Congrès (il vaudrait mieux dire : débâcle), il vit arriver le Kopaline en question avec une belle paire de ciseaux, exigeant de couper tous les plans de Staline qui figuraient dans les films de Vertov. Ce que refusa le cerbère de la Cinémathèque. À signaler aussi – puisqu’on en est à l’image de Staline – que son nom ne figure plus dans aucun texte des écrits de Vertov, publiés en 1966, à Moscou. Édition à partir de laquelle (mais il n’en existe pas d’autre en U.R.S.S.) les Cahiers ont établi la leur. Il fallait cependant marquer cette rature. [] 

  11. Kinogazeta (voir note 25). [] 

  12. Liaison et non expression : il ne s’agit pas de réduire le cas de Vertov à un exemple expressif d’un procès historique très large et très complexe dans lequel il s’inscrit nécessairement. Il s’agira – c’est un des objets de ce texte – de voir comment Vertov par ses films lutte pour la construction du socialisme et comment ceux qui luttent contre la pratique filmique qu’il propose ont partie liée avec le mouvement de maintien et/ou de restauration du capitalisme. Non que nous détenions tous les éléments qui permettent une analyse de ce mouvement mais en tant que le rencontrant concrètement jeté en travers de la pratique de Vertov. [] 

  13. La citation complète est : « La véritable réalité multidramatique et multidétective ». par l’application à la réalité sociale des adjectifs qui qualifiaient publicitairement un genre de fiction très en vogue sous la N.E.P. (celui des films policiers soviétisés – exemple : « Le détective rouge »), Vertov entend désigner à la fois l’inanité de ces reflets bourgeois et la matière même où se trouvent les contradictions vivantes, le réel social. Disant par là que c’est le rapport aux reflets aussi bien que le rapport au réel qu’il s’agit de reconsidérer. [] 

  14. Autre manœuvre censurante : prendre cette déclaration au pied de la date. 1919, 1923. Dire qu’en conséquence elle ne saurait tomber sur les films qui inaugurent le « grand cinéma soviétique » : La Grève, Potemkine, La Mère, etc… et qui, à ce moment-là, n’étaient pas encore réalisés. Mais de telles déclarations de guerre il y en aura longtemps de la part de Vertov (voir ses attaques contre La Grève). [] 

  15. Pour informations sur la FEKS, on se reportera soit au n°54 de Premier Plan, soit aux « souvenirs » de Kosintsev, de Youtkevitch et de Guerassimov (qui en faisait aussi partie) dans Le Cinéma Soviétique par ceux qui l’ont fait. Pour une analyse de la place occupée par ce groupe dans les contradictions idéologique en U.R.S.S. après la Révolution, on se reportera à ce présent texte. Analyse qui ne sera pas donnée d’un bloc mais distribuée dans tout le texte en fonction de son objet propre. [] 

  16. Tsaritsyne (qui devint plus tard Stalingrad) en raison de sa situation au cœur du bassin de la Volga a toujours constitué un point clef dans les guerres contre la Russie. Encerclée par les troupes blanches de Krasnov en août 18 elle réussit à repousser les ennemis en septembre grâce à une mobilisation de toute la population sous la direction de Staline et de Vorochilov. Deuxième encerclement en octobre, également brisé. Au cours de ces batailles se révéla Boudiény qui prit la tête de la première armée de cavalerie. Mais ce n’est pas ces combats-là que Vertov monta dans son films ; ce sont ceux qui se déroulèrent en en été-automne 19 au cours de la contre-offensive contre Dénikine qui tentait de marcher sur Moscou. []